L’AFFAIRE DE COATASCORN
Retour à la page d'accueil

Bagnard à Brest

   Lorsque j’ai découvert l’acte de décès d’Yves LE MEN, mon Sosa 72, en date du 10 décembre 1823 sur les registres d’Etat Civil de Coatascorn, je n’ai pas été particulièrement intrigué par le fait qu’il s’agissait d’une transcription d’acte enregistré par la Mairie de Brest, ni par le lieu du décès, les hôpitaux maritimes, ni même par la profession des témoins, tous deux gardiens à ces mêmes hôpitaux. C’est tout juste si je m’interrogeais sur les circonstances qui avait amené un petit cordonnier de Coatascorn à aller finir sa vie dans un port du Finistère. C’est à l’occasion d’un déplacement au CG29 que j’évoquais ces questions lors d’une conversation sur le dépouillement des archives des hôpitaux maritimes. La réponse de mon interlocuteur, Monsieur Jean LE BRIS, fut immédiate " Si votre cordonnier n’était pas un marin d’Etat c’était très certainement un bagnard "… Quelques semaines plus tard il m’adressait un courrier confirmant cette hypothèse.

   A la lecture des noms des autres condamnés de la bande, je m’aperçus que l’un d’eux n’était autre que Jean-Claude MALARGÉ mon Sosa 74. Passe encore de découvrir un bagnard parmi ses ancêtres, mais deux d’un coup…

   Il ne me restait plus qu’à aller consulter les archives de la Cour d’Assises de Saint-Brieuc pour l’année 1817 afin de tenter d’en apprendre plus. L’affaire était un crime de droit commun dont la banalité le dispute au sordide. Le dossier offert à la consultation révèle, au fil des procès verbaux de gendarmerie, des enquêtes du juge de paix chargé de l’instruction, des mandats de dépôt, des témoignages, interrogatoires et inventaires, tout l’historique de l’affaire dans sa complexité et ses détails.

   C’est ce qui m’a permis de reconstituer les faits dans leur chronologie et d’en tirer le récit que voici :

   En ce mois de février 1817 la vie est bien dure dans les campagnes trégorroise bordant la vallée du Jaudy. L’épopée napoléonienne s’est terminée par l’abdication de l’Empereur le 22 juin 1815 et le retour des Bourbons. Les guerres incessantes et l’occupation étrangère ont ruiné la France où la Révolution n’a pas pu effacer l’Ancien Régime économique dominé par une agriculture archaïque. Une terrible crise de subsistance secoue le pays. Le peuple des campagnes redoute le retour des droits féodaux et vit dans un monde fermé caractérisé par la brutalité des mœurs et une ignorance générale.

   Le 6 février 1817 la jeune Marie-Jeanne MEUBRY, âgée de quatorze ans, filandière de profession, demeurant au village de Garnel en la Commune de Coatascorn, se rend chez Yves BOUSSOUHAN à son domicile au bourg de Runan pour y mendier un morceau de pain. BOUSSOUHAN tisserand et couvreur en paille, âgé de quarante-huit ans, ne lui donne rien. Il lui dit simplement connaître un endroit où il y a de la nourriture et la convie à l’accompagner le soir même. Il a soigneusement préparé son coup en recrutant ses complices.

   D’abord Yves LE MEN, âgé de trente-neuf ans, cordonnier à Coatascorn, chez lequel il s’est rendu quelques jours auparavant sous prétexte de faire arranger ses souliers mais plus vraisemblablement pour mettre au point les détails de l’opération.

   Ensuite Jean MALARGÉ, âgé également de trente-neuf ans, couvreur en chaume. BOUSSOUHAN et MALARGÉ se connaissent. Tous deux habitent Runan et exercent la même profession. Ils se sont rencontrés le 5 février et BOUSSOUHAN a proposé à MALARGÉ de lui faire avoir quelque chose pour l’aider à vivre, car l’année est bien dure.

   Enfin Yves GUILGARS, veuf, âgé de cinquante-trois ans, laboureur à Runan. Il était au lit lorsque BOUSSOUHAN est venu à son domicile pour l’engager d’aller avec lui le lendemain commettre un vol.

   Ces quatre hommes ont-ils déjà fait des expéditions en commun ? Nul ne peut l’affirmer mais l’hypothèse reste plausible car BOUSSOUHAN a eu peu de difficultés, semble-t-il, à convaincre ses complices, dont il a la confiance au point de s’ouvrir à eux de ses projets criminels... MALARGÉ aurait déjà proposé récemment à BOUSSOUHAN d’aller voler des abeilles. Il semble que dans certaines auberges on évoque ouvertement des projets de vol en citant les noms de ceux qui sont déjà convaincus d’y participer pour tenter d’en enrôler d’autres. Un vol de grain a eu lieu à Runan. Des suspects sont en prison.

   Quatre femmes se sont jointes à eux.

   La fille de BOUSSOUHAN, prénommée Françoise, filandière, âgée de vingt et un ans. Au cours du vol et de l’enquête qui va suivre, celle-ci aura un comportement singulier fait à la fois d’autoritarisme, de bavardages incongrus et de versatilité.

   La fille de GUILGARS, prénommée Marie, filandière, demeurant à Runan avec son père. Elle prétend avoir participé sous la sollicitation et la menace de BOUSSOUHAN et de sa fille. Cependant c’est peut-être elle qui a entraîné son père dans l’affaire.

   La nièce de MALARGÉ, prénommée Marie-Jeanne, âgée de vingt ans, née de père inconnu d’une sœur de Jean MALARGÉ chez lequel elle demeure et travaille en qualité de domestique, manifestement entraînée de force dans l’opération sous la contrainte de son oncle qui l’exploite et la maltraite probablement avec l’assentiment de sa tante Marie-Yvonne JULOU. Cette dernière, mise au courant du vol projeté par son mari, attendu sa misère refuse de participer et même, prétendra-t-elle, s’efforce de le détourner de son projet.

   Et enfin la jeune Marie-Jeanne MEUBRY avec sa faim au ventre, ses pieds nus et ses quatorze ans...

   BOUSSOUHAN est sans conteste le chef de bande. Le 3 février il propose d’ailleurs à Jeanne KERGAL, chez Jean PERON, beau-frère de Marie-Jeanne MEUBRY, aubergiste au bourg de Runan, de se joindre à lui " Ta mère est malade. Tu es dans le besoin. Viens avec nous, nous avons un tour à faire qui te procurera de l’argent " sans préciser le lieu mais en nommant ses associés, dont LE MEN. Est-ce une ruse ? Une vantardise ? Les intéressés ont-ils eu peur ? Ont-ils participé à d’autres vols ? Pour la plupart ils ne feront pas partie de l’expédition de Coatascorn. A cette occasion BOUSSOUHAN se vante d’avoir déjà commis un vol de trois boisseaux et demi de pommes de terre. C’est certainement un récidiviste.

Carte de Cassini - Coatascorn
Carte de CASSINI représentant Runan, le Pont St-Vincent sur le Jaudy,
le bourg de Coatascorn et le Hameau de Kerviniou.

   Dans la soirée du jeudi 6 février la bande se réunit chez BOUSSOUHAN à Runan. La préméditation est manifeste. BOUSSOUHAN a fabriqué deux masques l’un pour lui, l’autre pour sa fille, mais celui-ci sera porté par Marie GUILGARS. Il a donné les souliers de sa femme à Marie-Jeanne MEUBRY qui marchait pieds nus. Jean MALARGÉ quant à lui portait une chemise par-dessus son habit et sur la tête un carapoue (1). La bande se rend à Coatascorn en empruntant le Pont Saint-Vincent sur le Jaudy. Il faut imaginer ces sept silhouettes marchant à pas pressés dans la nuit d’hiver sur les chemins boueux bordés de talus et de bois. La petite troupe ne rencontre personne. A Coatascorn, ils prennent à son domicile Yves LE MEN, l’indicateur du coup, qui s’est noirci le visage. La bande désormais au complet se dirige vers le hameau de Kerviniou au domicile de Guillaume TILLY, cultivateur, et son épouse Yvonne LE ROUX, ménagère, tous deux âgés d’une cinquantaine d’années. Ce sont manifestement des paysans aisés qui possèdent des réserves de nourriture, du linge et des vêtements mais rien ne prouve qu’ils soient riches et détiennent de l’or. Lors de l’instruction du vol par Julien HERVIOU, juge de paix du Canton de La Roche-Derrien, ils seront qualifiés comme vivant du travail de leurs mains ; ce ne sont que de simples fermiers et ils sont (désormais) entièrement ruinés.

   Il est sept heures du soir. Les aboiements du chien alertent TILLY alors qu’il travaille après souper. Il entrouvre le vantail de la porte et se trouve immédiatement assailli par BOUSSOUHAN qui l’attrape aux cheveux. Lui-même saisit son agresseur par le toupet et le rejette. Ce dernier crie " Allons donc garçons, à mon secours ! ". Yvonne LE ROUX hurle. Quelqu’un dit " Allez à cette garce ". MALARGÉ se précipite sur elle, la courbe, lui recouvre la tête avec ses jupes et la jette à terre. TILLY est également jeté à terre dans l’entrée. On lui brouille ses cheveux (qu’il devait avoir fort longs) avec lesquels on lui attache un bras. Le bras gauche est fixé au sol par une fourche en fer à trois dents qui traversent la manche de son gilet. Ses jambes sont liées et une couette de balle(2) est mise sur sa tête pour l’aveugler et ses bras attachés en croix au moyen d’une corde. Pendant ce temps Marie GUILGARS saisit la femme à la gorge et la serre à l’étouffer en lui demandant où est son argent ; MALARGÉ jette sur elle une maie à pâte (3) et son couvercle, puis on l’immobilise avec le couvercle d’un banc clos, un banc pour la préparation du lin, un rouet, une couette et toute la paille d’un lit. Elle est laissée à la garde de Marie GUILGARS et de Marie-Jeanne MEUBRY.

   La maison retentit des vociférations des malfaiteurs : " Allumons du feu, mettons-les-y.... Brûlons la maison... De l’argent... De l’argent ! "... BOUSSOUHAN s’acharne sur TILLY à coup de pieds et de genoux, lui heurtant violemment la tête sur le sol, puis, par deux fois, lui découvre le cou en menaçant de l’égorger et en lui serrant la gorge à deux mains. TILLY indique alors dans laquelle des deux armoires est caché son argent mais sa femme l’avait dissimulé dans l’une de ses poches. Irrités de ne pas trouver les pièces à l’endroit indiqué les malfaiteurs reviennent exercer sur lui leur rage de plus belle. Les coups redoublent. Une des armoires est ouverte avec une clé, l’autre est forcée par MALARGÉ à l’aide d’une hache. Françoise BOUSSOUHAN découvre une burette d’eau-de-vie et la partage pour moitié avec son père et alors son sang s’anime et elle fait grand carillon dans la maison ...

   LE MEN qui s’avère être le plus terrible parcourt la maison en furieux et trouvant une poule cachée sous une armoire lui tord le cou. " LE MEN que faites-vous  ? " crie Marie-Jeanne MALARGÉ épouvantée par cette atrocité. " Qu’appelles-tu LE MEN ? " répond-il en lui donnant un coup de pied dans l’estomac dont elle serait restée malade pendant cinq à six jours.

   Yvonne LE ROUX est également soumise à de mauvais traitements. Elle reçoit continuellement des coups de genoux et des bourrades. Tandis qu’elle a perdu connaissance LE MEN lui brûle le pied gauche avec une poignée de feu (4) qu’il avait prise au foyer et lui porte sur les côtes de violents coups de pied. Est-ce vrai ? LE MEN prétendra que c’est pour éteindre de la paille qui brûlait dans le foyer et menaçait la jambe de la victime qu’il lui a sauté dessus afin d’éteindre le feu. L’excuse paraît peu vraisemblable. Se sentant sur le point de perdre sa respiration elle déclare avoir dans sa poche 7 ou 8 écus . Mais la fille BOUSSOUHAN s’en était déjà emparé à l’insu de ses complices. MALARGÉ, hors de lui, menace de tuer sa victime d’un coup de pistolet qu’il feint d’avoir entre la chemise et le gilet ; il lui donne avec brutalité des coups de pied sur la tête et sort son couteau mais Marie GUILGARS et Marie-Jeanne MALARGÉ le lui arrachent...

   Alors on vide la maison de ses biens. Dans de grands sacs dont les voleurs se sont munis on entasse pour les emporter du fil, le linge du ménage, toutes les hardes (5) de la femme, la presque totalité de celles de l’homme, 150 kg de froment, 100 kg d’orge, 13 kg de farine de froment, 20 kg de farine de seigle sassée (6), 30 kg de lard, 10 kg de graisse, deux pots de beurre pesant ensemble 25 kg. Bien sûr on s’empare des quatre pièces de 5 francs et de 80 centimes, seul argent qu’il y eut dans la maison. A chaque fois qu’un sac est sorti de la maison pour être entreposé sur l’aire, on marche sans précaution sur le corps de TILLY qui se trouve près de l’entrée dans le passage. En partant les voleurs prennent la peine de fermer la porte à clé du dehors et d’attacher la clé à une perche avec un lacet pour empêcher qu’on les poursuive. Il est 20 heures. L’opération a duré environ une heure.

   TILLY et sa femme en conserveront des blessures, certes légères, constatée par le Sieur LUCAS, Docteur en médecine de Tréguier le dix-huit février. Il ne constate ni lésions, ni contusions après avoir ôté les emplâtres de térébenthine placés où furent portés les coups. Il note cependant l’existence de douleurs et d’une grande frayeur résultant des mauvais traitements.

   Après leur départ on trouve un masque, celui que portait Marie GUILGARS qu’elle avait arraché en entrant, une vieille paire de souliers abandonnés par Françoise BOUSSOUHAN en échange de ceux d’Yvonne LE ROUX et un bâton dont l’un des malfaiteurs s’était muni...

   L’ensemble des biens volés représente une charge de l’ordre de 400 kg soit 50 kg en moyenne par personne aussi est-il hors de question de ramener la totalité du butin le soir même à Runan. On effectue le partage du linge, du froment et du beurre au domicile de LE MEN chez lequel on en laisse une partie et on cache le blé dans un mulon de gled (7). Sur le chemin du retour, au Pont Saint-Vincent, Jean MALARGÉ, fatigué de porter deux potées de beurre, veut contraindre sa nièce Marie-Jeanne à les prendre sur sa tête par violence et mauvais traitement mais elle s’y refuse lui conseillant de tout jeter à la rivière, ajoutant qu’ils avaient fait un mauvais coup. Et chacun regagne son domicile.

   Quelques jours plus tard les membres de la bande (et peut-être aussi Jean PERON, le beau-frère de Marie-Jeanne MEUBRY et Marie-Yvonne JULOU, l’épouse de MALARGÉ, sans que ces accusations formulées par LE MEN puissent être prouvées) se rendent de nuit séparément à Coatascorn pour récupérer la part de butin qui leur revient. Si le beurre, le lard et le froment peuvent faire l’objet d’une consommation immédiate, il est nécessaire de porter le froment au moulin pour obtenir de la farine. Il faut surtout vendre le fil et une partie du linge pour obtenir de l’argent. Il est hors de question de faire cela à Coatascorn ou à Runan aussi plusieurs vont entreprendre individuellement une tournée pour brader quelques vêtements. Ainsi Jean MALARGÉ choisit Squiffiec où il travaille pour y vendre deux jupes rayées et un tablier de berlinge  achetés pour la somme de cinq francs par Catherine CARVENNEC et aussi une culotte(8) achetée par un nommé Maurice BRIAND. Il disait que sa femme et ses enfants périssaient de faim et qu’il lui fallait vendre ses hardes pour vivre, mais il a tout dépensé son argent en boisson. GUILGARS emporte sa part constituée de deux jupes, dont l’une de berlinge(9) blanc, du côté de La Roche-Derrien chez sa sœur qui, apprenant qu’elles avaient été volées, les jette à la mer.

   Si chaque vente de vêtements constitue une prise de risques, il est encore plus dangereux de conserver dans les armoires des habits, du linge et des écheveaux de fil facilement identifiables. Le danger majeur va résider dans les bavardages inconsidérés de Françoise BOUSSOUHAN faits à la fois par vantardise et par bêtise. Plusieurs personnes Françoise EVEN veuve MAUDEZ, Marie-Jeanne LE CALVEZ femme de René LE PEUCH, Jeanne-Yvonne LE PEUCH, Marie LE PEUCH recevront ainsi les confidences de Françoise BOUSSOUHAN qui leur révélera les détails de l’expédition de Coatascorn et les noms des participants. Elles rapporteront ces informations dans leur déposition dès le 9 avril.

   Mais ce sont surtout les perquisitions effectuées aux domiciles des malfaiteurs qui vont les perdre. Les autorités judiciaires enquêtent sur l’affaire de Coatascorn mais également sur un vol commis dans la propriété d’un sieur Yves NICOL. La rumeur publique les oriente vers Yves BOUSSOUHAN. Le 2 mars 1817, une perquisition est entreprise au domicile de celui-ci en présence de TILLY et de sa femme qui reconnaissent immédiatement une paire de bas portée par Marie-Anne CADIOU, épouse de BOUSSOUHAN, ainsi que huit écheveaux de fil blanchi, divers vêtements et pièces de linge. BOUSSOUHAN se trouble. Le juge d’instruction note une altération sensible dans ses traits et une palpitation qu’il prétend attribuée à un mal qui le tourmente depuis longtemps. Les plaignants déclarent également identifier BOUSSOUHAN pour être celui qui prononçait d’une voix un peu sourde ces mots en langue bretonne Doannet vin, évin daonnet, daonnet vo-inainez (10). Rapidement l’opinion du juge est faite malgré les dénégations de l’intéressé. Le 3 mars François TREMET, tisserand à Coatascorn reconnaît la nappe, le coton de la coiffe, une chemise et du fil qu’on lui présente pour les avoir œuvré à Guillaume TILLY et sa femme. De même Catherine FOUCAULT déclare avoir confectionné les bas qu’on lui présente et qu’ils appartiennent à la femme TILLY et qui sont d’autant plus faciles à reconnaître qu’ils sont composés de trois espèces différentes de laine et fils.

   Le Juge de Paix de Pontrieux tente de faire la liaison entre l’affaire de Coatascorn et un vol de blé commis à Runan et conclut que si ces deux méfaits ne sont pas liés le progrès de l’enquête fait que la sécurité renaît dès qu’on a pu connaître où sont et quels sont les malfaiteurs, mais malheureusement les principaux sont libres et on les connaît bien, il ne manque que des preuves…

   Le 4 mars un mandat de dépôt est délivré à l’encontre d’Yves BOUSSOUHAN, prévenu de vol avec effraction, incarcéré à Guingamp.

   Le 2 avril chez Yves LE MEN le juge d’instruction trouve dans une armoire un petit bonnet de toile blanche, ou coiffe de dessous, identifiée par les victimes comme en provenance de chez eux. LE MEN affirme qu’il provient de la succession d’Anne LE MEN décédée depuis plus de quatre ans.

   Le 9 avril Françoise BOUSSOUHAN manipulée par le juge qui lui affirme que la justice aura égard à sa collaboration dans l’enquête pour l’appréciation de sa culpabilité, avoue sa participation au vol, en expose les circonstances et le déroulement puis dénonce les participants. Une perquisition effectuée le même jour chez Yves GUILGARS permet de reconnaître quelques effets volés.

   Il faut remarquer que l’enquête est menée de façon très minutieuse. Les personnes qui ont fabriqué les tissus sont convoquées pour les identifier. Ceux qui ont reçu des confidences, ceux qui ont acheté des vêtements, sont invités à déposer. Les accusations sont soigneusement recoupées. Chose curieuse : à aucun moment le nom de Catherine ROUZAUT, épouse d’Yves LE MEN n’est cité.

   Les différents protagonistes, à l’exception de BOUSSOUHAN qui niera jusqu’au bout, finissent par avouer. Ils sont incarcérés à Guingamp où ils subissent un interrogatoire le 12 avril devant le juge d’instruction en présence d’un interprète attendu que les prévenus ne parlent que l’idiome breton. Seule Marie-Yvonne JULOU, épouse de Jean MALARGÉ, contre laquelle des charges suffisantes n’ont pas été retenues, n’est pas poursuivie. Le dossier est transmis au Procureur du Roi le 15 avril 1817.

   Dans un interrogatoire du 28 mai Françoise BOUSSOUHAN revient sur ses aveux et nie toute participation et Marie-Jeanne MALARGÉ reconnaît les faits mais invoque la contrainte.

   Le 15 juillet le Tribunal de première instance de Guingamp attendu que la prévention de culpabilité est suffisamment établie contre tous les prévenus à l’exception de Marie-Yvonne JULOU, ordonne qu’ils soient pris et appréhendés au corps et constitués prisonniers en la maison de Justice.... Le dossier est transmis au Procureur Général en la Cour Royale de Rennes et le 10 septembre un Arrêt de cette Cour met en accusation BOUSSOUHAN et sept autres détenus à Guingamp pour vol et mauvais traitements et les renvoie à la Cour d’Assises des Côtes-du-Nord.

   Ils comparaissent devant la Cour d’Assises de Saint-Brieuc le 27 octobre 1817. Tous les prévenus, à l’exception de Marie-Jeanne MEUBRY, sont déclarés coupables par la Cour qui les condamne aux travaux forcés à perpétuité et ordonne qu’avant leur peine ils seront conduits sur la principale place publique de cette ville pour y être attachés au carcan où ils demeureront exposés au regard du peuple durant une heure, qu’au-dessus de leur tête sera placé un écriteau portant en caractères gras et lisibles leur nom, profession, domicile, leur peine et la cause de leur condamnation, qu’immédiatement après ils seront flétris sur la même place publique par l’application d’une empreinte avec un fer brûlant sur l’épaule droite des lettres T.P. (11). En ce qui concerne la jeune Marie-Jeanne MEUBRY attendu que cette enfant n’a aucun moyen pécuniaire ni parents en état de lui procurer des moyens d’existence, afin de la retirer de l’état de mendicité auquel elle se livre habituellement, la Cour ordonne qu’elle restera détenue dans une maison de correction jusqu’à ce qu’elle ait atteint sa vingtième année.

   Le 5 novembre 1817 à une heure d’intervalle les trois femmes et quatre hommes sont exposés et flétris à Saint-Brieuc. Les hommes sont remis au bagne de Brest par la correspondance(12) de 25 décembre de la même année et les femmes purgeront leur peine à la prison de Rennes.

Forçats au pied du Château

   Que sont-ils devenus ?

   Marie-Jeanne MALARGÉ sera libérée le 10 septembre 1824, Françoise BOUSSOUHAN le 10 septembre 1826 et Marie GUILGARS devra attendre le 25 février 1831 pour recouvrer la liberté.

   Yves BOUSSOUHAN verra sa peine commuée en 15 ans de réclusion le 15 août 1835.

   Yves LE MEN mourra au bagne le 10 décembre 1823 et Jean MALARGÉ le 15 septembre 1831.

   Je n’ai pas pu retrouver la trace de la petite Marie-Jeanne MEUBRY.

   Mais l'histoire ne s'arrête pas là.

   Jean-Marie LE MEN, le fils d’Yves, né le 9 mars 1813 (donc âgé de quatre ans au moment des faits) épousera le 18 octobre 1834, à Plouec-du-Trieux Marie-Yvonne MALARGÉ, la fille de Jean, née le 27 novembre 1812. Est-ce un mariage d’amour ? Un mariage de raison ? Un mariage d’intérêt ? En 1834 l’affaire n’est pas si vieille au point d'avoir été oubliée.

   Cette union sera féconde puisque le couple aura dix enfants entre 1835 et 1854 tous nés à Plouec-du-Trieux. Le plus remarquable sera l’ascension sociale que connaîtra Jean-Marie, laboureur de profession lors de son mariage, puis au fil des actes de l’Etat civil sur lesquels il trace une signature malhabile (d'après son modèle), fournier, cultivateur, débitant de boisson, aubergiste, commerçant pour mourir rentier en 1893 à près de 80 ans à Ploézal.

   Non moins remarquable sera sa volonté de donner de l’instruction sinon à ses enfants, tout au moins à ses fils. En effet si trois des filles épouseront un sacristain, un laboureur et un marin, manifestement de condition modeste, quatre garçons, Rolland, François, Joseph et Jean-Louis (mon arrière-grand-père) poursuivront leurs études pour devenir instituteurs, les hussards noirs de la République, dont seront issues plusieurs générations d’enseignants (jusqu'à mon père) qui, pour beaucoup, ont exercé dans les Côtes-d’Armor.

   Ils étaient des hommes et des femmes fiers de leur métier et pénétrés de leur mission. Savaient-ils que deux de leurs ancêtres étaient morts dans les chaînes du bagne de Brest quelques dizaines d’années auparavant ? Sans doute non. Au fil des années le voile pudique du secret s’est abattu sur l’affaire de Coatascorn et il a fallu le hasard de recherches généalogiques pour renouer les fils de cette sombre histoire...

(1) probablement une cagoule
(2) résidu de battage de l'avoine servant à la confection des matelas
(3) pétrin
(4) sans doute des braises ou un tison
(5) vêtements
(6) tamisée
(7) roseaux servant à la couverture des maisons
(8) pantalon
(9) tissus dont la chaîne est de lin et la trame de laine
(10) "Que je sois damné, que mon âme soit damnée"
(11) pour "Travaux à perpétuité"
(12) la "chaîne", de triste réputation qui, passant de ville en ville,conduisait les condamnés vers le bagne

Sources :
- A.D. 22 - Saint-Brieuc - Justice - Cote 2 U 232
- Etat civil de Coatascorn, Plouec-du-Trieux et Ploézal
- Matricule du bagne de Brest (avec un remerciement tout particulier à M. Jean LE BRIS)
- Survivre au Bagne de Brest - Philippe JARNOUX - Editions Le Télégramme
- Bagnards à Brest - Philippe HENWOOD - Editions Ouest-France

Les photos sont extraites des livres de Philippe JARNOUX et Philippe HENWOOD.
- Forçat à perpétuité - Noël et de Moraine
- Forçats au pied du château de Brest - Ciceri - (Musée municipal de Brest)

Ce texte a fait l'objet d'une publication :
- dans le N°54 de Généalogie 22 Bulletin de liaison du Centre Généalogique des Côtes d'Armor (Avril 2002)
- dans le N°7 de Auprès de mon Arbre Bulletin du Cercle Généalogique Norvillois (Saison 2001-2002)

Annexes : Copie de la matricule
Yves LE MEN, 39 ans, taille 1,67 m, cheveux et sourcils bruns, barbe idem mêlée de gris et de roux, visage ovale plein coloré légèrement marqué de petite vérole, yeux roux, nez long effilé, bouche moyenne, menton rond relevé, front haut bombé large et ridé y ayant une cicatrice entre les deux sourcils, la tête chauve, une petite verrue près de la narine gauche, les oreilles percées…

Jean MALARGÉ, 39 ans, taille 1,55 m, cheveux , sourcils et barbe châtain clair, visage ovale légèrement marqué de petite vérole, yeux gris, nez moyen gros du bout tournant un peu à droite, bouche petite de travers, menton rond double, front moyen bombé y ayant une cicatrice au milieu, une petite cavité à la joue sous l’œil gauche…

Retour à la page d'accueil